Par Jacques Halbronn
Il nous semble que ce qui se passe actuellement dans les concerts de musique classique mais aussi de musique contemporaine est marqué au sceau d’un évident malentendu. Nous le confirmons après avoir suivi ces dernières semaines des master classes dans le cadre de l’Association « Les Amateurs », au Théâtre du Chatelet, les concours de piano à l’Ecole Normale de Musique- à la salle Alfred Cortot et une soirée axée sur la musique contemporaine au Conservatoire du XIXe arrondissement (Paris, Jaurés) et il est surtout une vérité que nous voulons proclamer (voir les interviews sur notre blog musimprovision), c’est que ce qui est au départ la marque d’une carence est devenu un gage de compétence, à savoir le fait de dépendre étroitement d’une partition..Et cela ne vaut pas que pour la musique.
En cela, nous pensons que la musique n’est pas à la hauteur de sa mission présente et cela peut être fort regrettable et dommageable. Qu’est ce donc que la musique est devenue et à quel jeu joue-t-on ? La musique est devenue un spectacle frileux alors qu’elle est d’abord un sport, une compétition. Entendons par « sport » quelque chose qui n’est pas écrit par avance, qui laisse une grande marge à l’improvisation, pour le pire comme pour le meilleur. Nous en sommes là dans d’autres domaines où l’on note également un refus de prise de risque, comme dans la façon dont les gens s’alimentent : ils préfèrent la certitude apportée par les spaghetti et les biscuits, les fruits secs et les jus et de la charcuterie à l’incertitude que nous réserve la consommation de fruits frais, de laitages qui risquent d’être périmés si on les garde trop longtemps et de viandes à durée limitée. On a l’impression que l’on vit dans un bateau sans possibilité d’accéder au rivage et qu’il faut se nourrir avec les moyens du bord. Désormais, quand on reçoit des gens chez soi, on joue la sécurité avec des succédanés de nourriture qui ne se justifient qu’en cas de pénurie encore qu’il faille faire la part d’une certaine forme de ladrerie dans cette façon de recevoir assez peu généreuse.
Or, pour la musique, nous éprouvons quelque chose d’assez proche, on nous sert du réchauffé, du surgelé au micro-onde si ce n’est que c’est l’interprète qui joue le rôle du four. Un interprète au demeurant fort qualifié sur le plan de sa formation de façon à être en mesure de procéder à la résurrection de tel ou tel morceau venu des siècles passés, lequel morceau se remettrait à revivre sous nos yeux et à nos oreilles, si bien qu’à la fin on va applaudir le défunt compositeur incarné en l’interprète.. La vie musicale se résume ou plutôt se réduit à cette nouvelle forme de spiritisme où l’artiste devient un médium, sinon un nécromancien.
Cela dit, celui qui improvise n’échappe pas non plus au monde de la parapsychologie et l’on peut raisonnablement se demander s’il ne s’agit pas d’une forme d’écriture automatique qui serait un des ressorts de l’inspiration. Nous même qui composons ne pouvons aucunement exclure une telle éventualité. C’est dire que la musique est un médium privilégié et que celui qui joue librement se met peut être en contact avec certaines forces qui s’expriment plus directement que par quelque parole ou quelque langage.
Il reste qu’il ne faudrait quand même pas oublier que toute personne qui a besoin d’apprendre toutes sortes de procédés pour pouvoir produire de la musique nous apparait comme sous-douée voire comme une handicapée du son et qu’elle n’a certainement pas à prendre de haut quelqu’un qui a la musique dans le sang. Cela signifie qu’il est capable de jouer d’un instrument sans avoir besoin de mode d’emploi ni de partition (l’instrument étant le soft ware, et la partition étant le hard ware) en se contentant de voir et d’entendre jouer autour de lui. On peut comparer cela à l’apprentissage du langage : on entend parler mais on ne nous explique comment parler, on apprend une langue, on n’a pas à nous apprendre à penser. Or, lire une partitition musicale, c’est ne pas penser librement ou ne pas vouloir le faire, ce qui reléve d’une forme de blocage. Dans ce cas, l’on doit suivre une filière passant par l’apprentissage de techniques, de règles d’accord, on pourrait parler d’une forme d’orthophonie. Cela nous fait penser à quelqu’un dont telle langue ne serait pas sa langue maternelle et qui l’aurait apprise au moyen d’une grammaire, d’un dictionnaire. Il aurait ainsi acquis un bagage supérieur au locuteur « naturel », tout en s’exprimant selon un rythme trop lent, avec des sonorités étrangères au génie de cette langue. On rencontre souvent ce genre de paradoxe qui correspond à une façon de surmonter, de sublimer un handicap
En allant écouter, au Conservatoire du XIXe arrondissement de Paris, plusieurs œuvres de musique contemporaine, nous avons été interloqués et avons éprouvé un sentiment de gâchis, d’où l’image qui nous vint à l’esprit d’une montagne accouchant d’une souris. Il y avait plusieurs instrumentistes qui jouaient diverses œuvres : on dénombrait outre des cordes, un piano, un hautbois, une clarinette, une flute, une trompette, un trombone, chacun placé devant la même partition. Chaque instrument intervenait à certains intervalles pendant de très brefs instants et nous nous sommes fait la réflexion : pourquoi tous ces gens là n’improvisent-il pas carrément ? Après le concert, on nous expliqua que toute l’œuvre était très travaillée et que rien n’était laissé au hasard, comme si cela devait nous rassurer. Il nous a semblé que la musique contemporaine avair manqué une occasion historique de donner toute sa place à l’improvisation, ce qui implique un certain lâcher prise et une idée plus libre de la transmission musicale qui ne passe pas par le copié-collé. Nous pensons plus en termes d’inspiration. Si tel compositeur développe un certain style, il influencera d’autres compositeurs, comme c’est le cas, par exemple, dans le domaine des arts plastiques. On préfère à la limite une certaine forme de plagiat à une appropriation de l’œuvre par le biais d’une lecture de partition ; La place de l’interprète nous apparait, en ce sens, assez ambiguë en ce sens qu’il prend la place de compositeurs inévitablement influencés par leurs prédécesseurs. Or interpréter l’œuvre de quelqu’un d’autre n’est pas la même chose que de s’inspirer de ce que d’autres ont fait avant nous. L’inspiration implique une certaine digestion qui débouche sur autre chose. Rappelons aussi que dans le passé nombre d’œuvres furent d’abord improvisées en public et qu’au début du XXes siècle, les concerts faisaient une plus large part aux compositeurs vivants que de nos jours.
Nous n’apprécions guère, on s’en doute à la lecture de nos propos, les interprètes qui sont scotchés à une partition et qui en suivent les moindres indications et c’est ce que nous avons entendu lors des master class, à savoir que les interprètes doivent respecter scrupuleusement l’œuvre qu’ils jouent. De nos jours, une part très significative de ces interprètes est des femmes asiatiques, comme cela est apparu, de façon caricaturale dans le cadre de l’Ecole Normale de Musique. Si l’on avait exigé des qualités musicales plus développées en termes de composition, on n’en serait pas là. On pense aux « cadences » personnelles que les interprètes, au XIXe siècle, étaient invités à présenter au sein d’un concerto (en particulier pour violon), par exemple. Dans une des masters class de l’Association Les Amateurs, il fut conseillé, à un certain moment, de résumer tel morceau de musique plutôt que de le reproduire littéralement. C’est en effet un excellent exercice et celui qui n’est pas en mesure de s’y livrer trahit un certain manque d’authenticité musicale, sous le prétexte d’un respect absolu de l’œuvre.
Il est malsain de continuer indéfiniment à organiser des concerts réservés à des « lecteurs » de partitions, même si celles-ci sont apprises par cœur. Il faut inviter aussi des compositeurs interprètes qui intègrent les influences antérieures à leur façon. Et puis se pose également la question de l’improvisation collective. Là encore, combien de préventions, de craintes de quelque désordre ! Comme si nous n’étions pas capables de faire des choses ensemble sans que tout ait été par avance programmé dans les moindres détails. Là encore, n’y voit-on pas le signe, le symptôme de quelque infirmité relationnelle, d’un certain complexe d’infériorité qui d’ailleurs pose aussi la question de la légitimité du chef d’orchestre. Or, précisément, son rôle nous apparait d’autant plus intéressant qu’il y a un travail d’improvisation. D’ailleurs, comme cela se pratique, ce chef peut être un des instrumentistes. On ne voit pas ce qu’il y a de si extraordinaire à ce qu’une dizaine d’instrumentistes, en gens de bonne compagnie, improvisent de concert, pourvu qu’ils aient un certain sens musical, comme c’est le cas dans nos conversations alors même que la musique semble plus accessible pour ce faire que des prises de parole, nous accorde plus de liberté, du fait qu’elle n’est pas liée à une exigence de sens, sur le plan intellectuel. Ajoutons que la composition collective se prête aussi bien aux affrontements, aux rivalités que toute discussion de salon, qu’elle peut et doit même s’en nourrir, du fait même de la diversité des instruments et des instrumentistes.
Nous pensons que la musique est mal représentée par des sous-doués incapables de s’approprier le passé autrement qu’en tentant de traduire servilement, au mot à mot, des textes d’autrefois qui d’ailleurs ne rendent que très approximativement le « live », qui ne sont qu’un pis-aller archaïque faute d’avoir disposé à l’époque de nos techniques modernes d’enregistrement. C’est comme si l’on ne faisait courir sur les stades que des handicapés moteurs, beaucoup plus calés en anatomie et en orthopédie que les sportifs normaux et qui sait pouvant même courir plus vite avec leurs prothèses.
La musique délivrée de l’obligation de délivrer un texte intelligible n’a même pas l’excuse de la pesanteur de la langue, qui exige le rendu de chaque phonème, ce qui ne nous parait pas constituer les conditions idéales de l’expression musicale. Et quoi de plus pathétique d’ailleurs que de voir ces tours de chant, fruits de maintes répétitions supposées produire de la spontanéité, c'est-à-dire des « automatismes ». C’est un faux semblant, une mauvaise imitation, une contrefaçon, une imposture – on prend la place de gens plus doués- comme d’ailleurs tout palliatif. On se fait passer pour ce qu’on n’est pas et les gens n’y voient que du feu.
Est-ce que tout cela n’est pas le symptôme, le syndrome de la décadence de l’Occident tombé si bas que l’Asie s’en approprie le répertoire et que le nombre de concerts à Paris, où jouent des « jaunes » est considérable (on pense à ceux de la Cathédrale Arménienne). On est en pleine taylorisation !
Le passé est contraignant car il s’agit de reproduire ce qui est déjà connu du public. Le présent, en revanche, laisse plus de liberté mais à ce moment on nous dira que l’on n’a plus de critères pour juger de la valeur d’une performance, puisque l’on n’a pas de moyen de comparaison. Quel aveu d’impuissance ! Comme si le public lui-même était incapable d’apprécier un travail musical original par son propre ressenti, comme s’il fallait que cela passât par un certain carcan. C’est finalement peut être le public qui est responsable de la situation. On est dans un cercle vicieux. On a la musique que l’on mérite.
Désormais, il nous apparait qu’il faut faire la guerre, par tous les moyens, à de telles dérives et dénoncer un tel scandale. L’enfant qui va au concert ne croit-il pas spontanément que ceux qui jouent devant lui produisent ensemble, ici et maintenant, leur propre musique, comme des gens qui marchent dans la rue ou qui vont dans le métro s’organisent pour créer un flux sans que l’on se bouscule à chaque instant, comme lorsqu’on parle autour de lui ? Faut-il lui expliquer qu’en réalité tous ces gens « sur scène » font semblant ? La scéne serait-elle un espace de mystification où tout serait écrit et joué à l’avance, comme au théâtre (voir le film « The Game ») ? Il est vrai que même les hommes politiques lisent des textes en faisant semblant d’improviser ? Et que dire du journal télévisé avec ses prompteurs ? Tout est truqué et les gens finissent par préférer la copie à l’original car la copie renvoie à l’original, elle le duplique – comme l’aval à l’amont – l’interprète au compositeur- alors que l’original ne renvoie à rien sinon à un certain élan vital. On est donc en pleine décadence (ce qui signifie la chute), c'est-à-dire que l’on préfère être en bas de l’échelle qu’en haut.
Qu’est ce que cette guerre, cette croisade que nous prônons ? Cela peut passer par des manifestations devant les salles de concert, par l’exigence d’improvisations dans chaque programme. Que l’on recrute en conséquence ! Que ceux qui ont la musique dans le sang occupent une place croissante dans la vie musicale. Que la télévision, la radio jouent un rôle dans ce sens auprès du public. Que l’on mette en place, au Ministère de la Culture, d’un service chargé de promouvoir un autre rapport à la musique, en commençant au jardin d’enfants. Que l’on arrête de croire que les musiciens sont des perroquets, que l’on exige de chaque interprète qui se respecte d’improviser, de jouer de son propre cru. On nous répond qu’un interprète n’est pas supposé faire cela mais c’est parce que l’on a baissé la barre à ce point. Dès lors qu’il existe des enregistrements, il n’y a pas de raison qu’on aille au concert comme on le ferait il y a 200 ans, en 1812. Le concert public doit changer de caractère et devenir un lieu beaucoup plus interactif entre la scène et la salle. Le musicien du XXIe siècle est un sportif qui doit s’entrainer régulièrement et non quelqu’un qui joue, répète, une musique de façon robotisée.
L’expression « live » en elle-même est trompeuse. Live signifie qui vit, vivant. Un concert enregistré en « live », cela signifie en direct. Mais nous n’appellerons pas vivante une musique réchauffée, où tout est réglé par avance, programmé, prévu. Il ne suffit pas que les musiciens soient sur scène car ils ne sont plus alors que des fantoches, des pantins.
Nous ajouterons que la musique ne doit pas être uniquement associée à des instruments. Nous pouvons produire du son sans l’aide d’instruments : d’une part, par la percussion (on pense à certaines performances urbaines de musique concréte, comme ce qui s’est récemment pratiqué dans les rues XIIIe arrondissement de Paris, avec le soutien de la mairie) – et en ce sens le piano nous apparait comme différent du violon ou de la flute car il ne fait que reprendre les sons que nous produisons quand nous marchons, quand nous courons, quand nous bougeons des objets- et d’autre part, il faut que nous sachions nous servir de notre corps, de nos mains, de nos pieds (c’est le cas des applaudissements) mais aussi de notre bouche, sans qu’il s’agisse de parler (on pense notamment au sifflement). Tout cela va dans le sens d’une certaine écologie qui se méfie de la machine et de toute form d’automatisme qui serait reproductible par la machine. Car plus les hommes baissent leur niveau de liberté d’expression et plus ils sont duplicables.
Il y a de moins en moins de gens capables, au demeurant, de reproduire une musique à l’oreille, ne serait-ce que dans ses grandes lignes, ce qui montre les limites de leur formation musicale. Les interprètes veulent qu’on leur fournisse des partitions et se refusent à travailler à partir d’enregistrements alors que ce qu’on leur demande, ce n’est pas de reproduite la lettre mais de rendre l’esprit d’une musique et ce faisant, ils deviennent ipso facto des compositeurs dans la mesure où tout compositeur intègre, peu ou prou, les musiques qu’il entend. C’est l’avènement de ce personnage de l’interprète-compositeur que nous annonçons d’autant que toute expression musicale est tributaire de l’instrument sur lequel on joue, de l’acoustique d’un lieu précis, d’un public, de l’humeur du moment, sinon il y a décalage, une présence de l’absence. Il importe de distinguer deux situations : soit celle du concert en vrai « live » auquel on se rend, soit celle d’un enregistrement en vidéo que l’on se passe. Mais la solution intermédiaire pratiquée encore en ce début de XXIe siècle nous semble obsolète et relever de conditions révolues. C’est, à terme, la fin des partitions.Les nouvelles partitions, ce sont nos oreilles, ce qu’elles captent, nos mains, nos pieds, notre bouche et les supports sur lesquels nous jouons. .
JHB
20. 06. 12
Nous militons contre les concerts qui ne sont que des reconstitutions des siècles passés. Nous privilégions ici le mode www (whistle-wris-whisper) ce qui implique que l'instrumentiste utilise sa bouche. Et par ailleurs, nous prônons le mode "boléro" en hommage à Maurice Ravel. Actuellement, nous mettons en valeur les sonates pour piano et saxophone
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